dimanche 31 octobre 2010

L' APPEL DE L' OMBRE


Thérèse Delpeche

L' APPEL DE L' OMBRE

Η Th. D. στον NOUVEL OBSERVATEUR

La philosophe, dans un nouvel essai, à la lumière des grands textes bibliques ou mythologiques, défend la puissance de l'irrationnel sans abandonner la raison

Le Nouvel Observateur. - Votre précédent essai, « L'Ensauvagement », faisait le constat sombre que l'humanité était menacée par ses penchants nihilistes combinés aux nouveaux moyens de destruction. Faut-il voir dans le titre de ce nouvel ouvrage, « L'Appel de l'ombre », une notion inquiétante ?

Thérèse Delpech.
- « L'Appel de l'ombre » n'est pas nécessairement « l'Appel des ténèbres », pour reprendre le titre d'une nouvelle d'Arthur Schnitzler qui raconte l'histoire d'une paranoïa menant aux enfers. Simplement, comme il n'y a pas de lumière sans ombre, il n'y a pas d'activité rationnelle sans un tréfonds de nature irrationnelle. La plupart des grands penseurs, à commencer par Platon, ont du reste bien compris cette complémentarité. Et beaucoup de scientifiques pensent aussi qu'il y aura toujours quelque chose d'inexplicable dans la nature. Les histoires que je relate dans ce livre ont précisément ceci en commun qu'elles mettent en scène des personnages dont l'expérience ne peut être comprise par le seul exercice de la raison. Ainsi la nuit de folie d'Ajax, un des épisodes les plus troublants de la guerre de Troie (pourquoi Athéna s'acharne-t-elle sur ce héros ?), ou d'autres formes de démence, celle du Roi Lear, avec son aspect cosmique si déroutant, et celle de Hamlet, torturé par l'incapacité de distinguer le ciel de l'enfer. Ce sont des textes qui parlent à l'imagination, qui suscitent des émotions et qui nourrissent encore la réflexion. « L'Appel de l'ombre » est aussi l'appel de l'inconscient, dans quoi puisent toute l'activité consciente de l'individu et la part incontrôlable du rêve. C'est enfin l'appel de ce qu'il y a de magique dans l'univers : Einstein disait que nous dansions tous sur un air mystérieux, joué de loin par un flûtiste inconnu. Ce peut être inquiétant. Mais ce qui m'inquiète davantage, c'est l'idée que l'on peut tout dominer. Elle produit des monstres, en politique notamment. Et cette tendance moderne à tout vouloir rationaliser fait également courir des risques majeurs à l'activité intellectuelle.

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L'auteur

Professeur agrégée de philosophie, chercheur au Ceri et membre de l'Institut international des Etudes stratégiques, Thérèse Delpech est l'auteur de nombreux ouvrages, dont « Politique du chaos » (Seuil), « l'Ensauvagement. Le retour de la barbarie au XXIe siècle » (Grasset) et « le Grand perturbateur » (Grasset). Elle publie aujourd'hui « l'Appel de l'ombre. Puissance de l'irrationnel » chez Grasset.
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N. O. - Vous relevez justement combien la connaissance des mythes fondateurs s'affaiblit, laissant des traces floues dans une mémoire collective de plus en plus altérée, alors qu'ils continuent de travailler sourdement mais puissamment les inconscients... L'irrationnel ainsi négligé pourrait-il finir par se venger ?

Th. Delpech. - Les grands mythes sont des récits destinés à nourrir la pensée et l'action. Quand Ovide récapitule les mythes grecs et romains dans ses « Métamorphoses », il a conscience de rassembler des siècles de réflexion sur l'aventure humaine. Il propose un gigantesque effort de mémoire, des origines du monde jusqu'à l'époque d'Auguste. Les mythes nous manquent. Et plus l'activité rationnelle se développe, comme le dit Nietzsche, plus la superstition s'étend elle aussi. On en voit, il me semble, de nombreuses manifestations. Le rétrécissement de la conscience à la seule activité rationnelle, loin d'être une simple perte, peut être l'occasion de dangereux refoulements. L'irrationnel trouve alors des issues non seulement dans la superstition, mais aussi dans la maladie, la violence, la guerre ou la destruction. C'est une idée très présente chez Freud, qui avait une passion pour les mythes de l'Antiquité et une quête obsessionnelle des origines.

N. O. - Le retour que vous qualifiez de « fracassant » de la religion, sous des formes violentes et destructrices, est-il un des symptômes de ce manque ?

Th. Delpech. - Le retour des radicalismes religieux renvoie surtout au vide spirituel et moral de notre temps. Ce vide produit des formes pathologiques de la religion et son instrumentalisation par des formes non moins pathologiques de la politique. C'était le sujet de « l'Ensauvagement ». Dans ce livre, j'évoque plutôt la religion comme magie ou « enchantement » de l'univers : sous la forme du mystère (celui de la Trinité), de la prophétie (l'aventure de Jonas, qui a beaucoup inspiré Melville dans « Moby Dick »), de l'éternité (Melchisédech qui, n'ayant ni ascendant ni descendant, est un personnage inouï dans la Bible, hors du temps), ou même du mal (l'histoire de cet officier soviétique qui se sent porté par une force « invisible et inexorable » pendant la Seconde Guerre mondiale, et qui s'exprime ainsi comme un héros de l'« Iliade »). Or, pour remplir ce vide, il faut commencer par se souvenir des grandes questions qui ont agité l'humanité pendant des siècles. Cela permettrait aussi de mieux comprendre la littérature (pourquoi Joyce a-t-il vu dans la relation d'Hamlet avec son père une image de la Trinité ?), les liens de la physique moderne et de la morale (comment les prix Nobel de physique Heisenberg et Bohr en viennent-ils à parler d'Elseneur, la ville d'Hamlet, dans la pièce « Copenhague » de Michael Frayn), et la façon dont les hommes tournent au fond toujours autour des mêmes interrogations.

N. O. -C'est aussi toute la question de l'héritage constitutif d'une identité...

Th. Delpech. -Une des grandes richesses de la culture est en effet de fournir un socle, la conviction que l'on est situé dans un ensemble où une foule d'ancêtres continuent de nous parler, pour autant qu'on veuille les écouter. C'est le contraire de la culture morcelée, ou de cette idée stupide que la culture est « inutile ». Il y a une belle anecdote chinoise à ce sujet. A un élève qui posait la question de l'utilité du savoir, un sage répondit : « De quoi avons-nous besoin pour marcher ? Pour marcher, nous avons seulement besoin de l'espace de terre restreint que l'on foule avec ses pieds. Mais que ferions-nous s'il n'y avait que cet espace ? Où serions-nous ? Et où irions-nous donc ? » La culture permet de s'orienter, elle fournit un compas. Chacun peut choisir le sien, à condition de se souvenir que le passé éclaire l'avenir. Il y a, comme l'ont compris de grands écrivains russes, comme Ossip Mandelstam et Andreï Belyï, un lien entre les catastrophes historiques et une relation troublée au passé, comme il y en a un entre les catastrophes psychiques et l'oubli. Le passé pèse avec d'autant plus de force sur l'époque actuelle que notre mémoire est plus courte. La montée de la violence vient en partie de ce déracinement. Comme le disait Tocqueville, « il n'y a jamais rien de hâtif dans les écrits des Anciens », tout y est pesé. J'espère faire partager le sentiment qu'on y respire un air tonique, même dans les récits les plus troublants, comme celui de l'origine de la guerre de Troie.

N. O. - On parle beaucoup en ce moment de l'idée du déclin de l'Occident, qui nourrit une forme de peur. Adhérez-vous à cette thèse ?

Th. Delpech. - En fait, l'idée du déclin est présente dès l'aube de la culture occidentale, dans la Bible, en Grèce (la chute des anges, celle des Titans, les différents âges de l'humanité...). Elle a inspiré certaines des plus grandes œuvres littéraires, Milton et Cervantès par exemple. Mais la crainte de la chute a ceci de remarquable qu'elle est liée à la possibilité d'une renaissance ou d'une rédemption. Elle porte donc en elle une force nourricière.

N. O.
- Comme le chaos est la condition d'un nouveau monde ?

Th. Delpech. - Peut-être. Il faut parfois aller au bout d'expériences terribles pour rebondir. A la fin de « l'Ensauvagement », j'ai écrit que la promesse d'avenir était toujours présente. Maintenant, si vous me demandez si la culture occidentale est menacée, je vous répondrai plutôt avec la phrase de Jean Cocteau : « Le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants. » Tant qu'il y aura des amateurs heureux des grandes œuvres de cette culture, elle restera vivante. Et je ne doute pas que tel sera le cas. Ajax, Melchisédech, Lear, Hamlet, Jonas ne sont pas des fantômes. Ils sont bien vivants. Ils peuvent même nous inspirer. C'est aussi un thème de la « Ballade des pendus » de Villon : « Frères humains qui après nous vivez/N'ayez contre nous les cœurs endurcis.» Ce n'est pas rationnel, c'est la magie de la vie humaine et de sa transmission à travers les générations.

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Propos recueillis par Marie Lemonnier

Source : « Le Nouvel Observateur » du 16 septembre 2010

mercredi 27 octobre 2010

LÉO FERRÉ chante RIMBAUD


ARTHUR RIMBAUD

LES POETES DE SEPTS ANS

Et la Mère, fermant le livre du devoir,
S'en allait satisfaite et très fière sans voir,
Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences,
L'âme de son enfant livrée aux répugnances.


Tout le jour, il suait d'obéissance ; très
Intelligent ; pourtant des tics noirs, quelques traits
Semblaient prouver en lui d'âcres hypocrisies.
Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies,
En passant il tirait la langue, les deux poings
A l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.
Une porte s'ouvrait sur le soir : à la lampe
On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,
Sous un golfe de jour pendant du toit. L'été
Surtout, vaincu, stupide, il était entêté
A se renfermer dans la fraîcheur des latrines:
Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.


Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet
Derrière la maison, en hiver, s'illunait ,
Gisant au pied d'un mur, enterré dans la marne
Et pour des visions écrasant son œil darne,
Il écoutait grouiller les galeux espaliers.
Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers
Qui, chétifs, fronts nus, œil déteignant sur la joue,
Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue
Sous des habits puant la foire et tout vieillots,
Conversaient avec la douceur des idiots !
Et si, l'ayant surpris à des pitiés immondes,
Sa mère s'effrayait, les tendresses profondes,
De l'enfant se jetaient sur cet étonnement.
C'était bon. Elle avait le bleu regard, - qui ment!


A sept ans, il faisait des romans, sur la vie
Du grand désert où luit la Liberté ravie,
Forêts, soleils, rives, savanes ! - Il s'aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes.
Quand venait, l'œil brun, folle, en robes d'indiennes,
-Huit ans -la fille des ouvriers d'à côté,
La petite brutale, et qu'elle avait sauté,
Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,
Et qu'il était sous elle, il lui mordait les fesses,
Car elle ne portait jamais de pantalons;
- Et, par elle meurtri des poings et des talons,
Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.


Il craignait les blafards dimanches de décembre,
Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou,
Il lisait une Bible à la tranche vert-chou;
Des rêves l'oppressaient, chaque nuit, dans l'alcôve.
Il n'aimait pas Dieu; mais les hommes qu'au soir fauve,
Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg
Où les crieurs, en trois roulements de tambour,
Font autour des édits rire et gronder les foules.
- Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles
Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or,
Font leur remuement calme et prennent leur essor !


Et comme il savourait surtout les sombres choses,
Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,
Haute et bleue, âcrement prise d'humidité,
Il lisait son roman sans cesse médité,
Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées,
De fleurs de chair aux bois sidérals déployées,
Vertige, écroulement, déroutes et pitié !
- Tandis que se faisait la rumeur du quartier,
En bas, - seul et couché sur des pièces de toile
Écrue et pressentant violemment la voile!

26 mai 1871.


ARTHUR RIMBAUD